
Publié en mai 2024 aux Éditions du Croquant, le livre de Patrick Mortal L’époque de la solidarité. Petit manuel d’histoire des politiques sociales a un titre qui attire l’attention et invite à la lecture pour qui souhaite à la fois réviser des connaissances relatives à l’histoire des politiques sociales et à la notion de solidarité, mais aussi approfondir la compréhension de ce qui a pu être désigné comme la « question sociale » (terme désormais plutôt passé de mode). Si l’ouvrage porte bien sur la ou les thématiques indiquées, il peut cependant surprendre la lectrice ou le lecteur non averti.e car il est rédigé de façon quelque peu surprenante, surtout si on s’attend au style conventionnel du « manuel », comme cela est indiqué dans le sous-titre.
En essayant de faire le tour d’un sujet certes dense, l’auteur aborde un ensemble de thématiques intéressantes mais de façon souvent brouillonne, se jouant des chronologies (le propos est centré sur les 19° et 20° siècles mais revient parfois à la Révolution française voire au Moyen-Âge et passe souvent d’une époque à une autre sans explication) comme des cadres spatiaux (si le livre est centré sur la France, certains chapitres versent dans la comparaison, avec l’Angleterre et l’Allemagne en premier lieu, ou mentionne les politiques internationales) et alternant sans préavis entre les registres discursifs (de la présentation d’une période à la discussion de thèses d’auteur.es, le tout entrecoupé d’allusions techniques que ne comprendront que les personnes déjà à l’aise avec les sujets abordés, d’informations anecdotiques et d’avis très personnels qu’on peine parfois à discerner de positions plus largement partagées).
Sans négliger l’importance et l’intérêt d’une telle publication, tout cela donne un livre au ton libre, ce qu’on peut apprécier, mais aussi plus complexe qu’il n’y paraît et dont on peut interroger les qualités didactiques. Il en va de même pour ses aspects les plus formels, avec des paragraphes à la syntaxe lourde, des titres de chapitres ou de parties souvent peu explicites, une bibliographie inégale… Finalement, c’est à plusieurs reprises dans les encadrés (qui font parfois plusieurs pages) de fins de chapitres qu’on trouve un point synthétique maîtrisé. Il en va ainsi de celui qui termine le premier chapitre (p. 88-91) qui permet de distinguer entre les différents concepts de la protection sociale : bienfaisance, assistance publique, « secours », solidarité, assurance obligatoire, sécurité sociale et caisses complémentaires d’assurance.
Plutôt que de me lancer dans un exercice aussi périlleux que fastidieux de discussion de l’ensemble du livre, je préfère citer ce passage qui ouvre son épilogue (p. 231-232). Il est un peu long mais il s’agit d’un des rares moments du livre où l’auteur se montre véritablement synthétique :
« Ce qu’on a appelé ici ‘époque de la solidarité’ commence lorsque, rompant avec les démarches de charité et de bienfaisance envers les pauvres, les sociétés entrées dans la sphère du développement capitalistique imaginent (fin XIX° siècle-début XX°), et réalisent des systèmes d’assistance, d’assurance et de solidarité pour tous, dont l’un des objectifs est de combler le vide laissé par la prolétarisation et l’urbanisation qui ont détruit les cadres traditionnels de l’entraide collective. Ces systèmes sont théorisés par des courants de pensée divers selon l’expérience des états, et construits sur la base de larges compromis, qui enregistrent parmi d’autres les exigences émises par les revendications organisées et les démarches spontanées de mutualisation des risques. Ils sont en effet portés par ce qu’on pourrait appeler un élan solidaire, au sens où de larges fractions des populations s’investissent dans la recherche de nouveaux lieux de vie commune, imaginant de multiples formes de solidarités, syndicales, mutualistes, associatives, politiques… qui construisent ce que nous nommons un tissu social et qui constitue, aussi, un rapport de forces. Mais ils ne sont envisageables que parce qu’ils correspondent en même temps à de nouveaux chemins ouverts à la poursuite de la reproduction du capital, et la préservation de l’environnement concurrentiel fait l’objet d’attentions d’organismes supranationaux précoces. L’apogée de l’époque se situerait entre 1945 et 1980.
À ce moment, l’expansion du capital est garantie par les nécessités du rattrapage d’après-guerre, par le rapport néocolonial qui lui offre notamment une énergie et quelques matières premières à prix cassés, et par la création par les États de grands marchés collectivisés ; ce ne sont pas seulement les marchés publics (industries de réseaux, construction des villes) et l’investissement sans précédent dans l’armement, mais aussi des politiques sociales qui garantissent la continuité et la croissance des marchés en même temps que la sécurité des personnes, et une planification qui organise le passage dans l’économie capitalistique de la consommation domestique et de la santé ; dans ces deux derniers domaines, ce sont de gigantesques marchés que l’augmentation de l’efficience et de la productivité font plus que combler. Bref, c’est le temps de ‘l’équipement des ménages’, et d’une standardisation des modes de vie, qui restent très inégalitaires pourtant. Cette ‘gloire’ de trente ans a en effet pour corollaire trois faits majeurs : la continuation du rapport néocolonial malgré la décolonisation, la ‘guerre froide’, et la très mal nommée Organisation scientifique du travail salarié, en réalité méthode d’aliénation politique, de surexploitation du travail jusqu’à l’absurde et de manipulation de la ‘société de consommation’. Enfin ce moment ne serait pas possible s’il n’était aussi l’apogée de la croissance démographique exponentielle commencée au milieu du XV° siècle à l’échelle planétaire : doublement en trente ans, reproduit une fois jusqu’à nos jours. »
Dans son déroulé, le livre s’ouvre par un prologue intitulé « A la croisée des chemins » qui fait le bilan des régressions en matière de politiques sociales de ces dernières années et depuis le milieu des années 90 en France. L’introduction (« Réforme sociale et revendications. Regards affrontés et reflets trompeurs »), sautant entre les époques, vise à montrer que si les avancées sociales ont pu être portées par des revendications issues des organisations de base, elles sont toujours advenues dans des contextes complexes et au croisement d’intérêts concurrents, y compris parmi ces organisations. Le premier chapitre, « Construire et comprendre la solidarité. Fonder et refonder le vocabulaire social », aborde la thématique sous l’angle intellectuel. Le deuxième chapitre, « Origines et mutations de la ‘question sociale’ », envisage l’histoire de cette dernière à travers les courants du socialisme et les formes de son institutionnalisation. Le chapitre suivant présente « Les modèles précurseurs de régulation sociale au fil de la grande transition démographique, industrielle et démographique », via l’universalité du système de Beveridge pour l’Angleterre, la logique assurantielle de Bismarck pour l’Allemagne et la coexistence progressive de la bienfaisance privée et de l’assistance publique pour la France. Le chapitre quatre porte sur « Les organisations populaires de solidarité, de la contestation à l’institutionnalisation, de l’intégration à la marginalisation ». On y trouve des éléments sur la coopération, les syndicats indépendants, la mutualité, la Sécurité sociale, les caisses de secours et l’assurance chômage. Le cinquième chapitre aborde « La ville. Du combat pour l’indépendance de la commune à la ‘politique de la Ville’ dans l’intercommunalité ». Il se termine par un encadré sur l’éducation populaire. Vient ensuite un chapitre allant « des politiques de la famille à la recherche de l’égalité », montrant qu’il a d’abord s’agit de récompenser le mérite familial avant d’envisager un système universel durant l’Entre-Deux-Guerres pour aller, plus récemment vers d’avantage d’actions positives, sociales et individualisées. Le dernier chapitre, enfin, est intitulé « Les métamorphoses de l’essentiel » et aborde, via un détour par la notion d’économie morale, les transformations des enjeux politiques de ces dernières décennies avec un accent mis sur les luttes féministes et écologistes. L’épilogue, « Rêvons un autre monde ! », d’un ton peut-être lucide mais en tout cas peu enthousiaste sur la conjoncture présente, se termine par appel à un élan collectif pour aller vers un monde meilleur… En annexes, se trouve un tableau récapitulatif des réformes sociales françaises depuis la Révolution, des concepts ayant guidés l’action publique et des organisations spontanées ainsi qu’une bibliographie qui vient compléter les indications présentes au fil des pages et un index des noms.
Malgré ses faiblesses, ce livre est donc très riche et, s’il est lu au prisme d’une intertextualité, il peut trouver son utilité. Le propos est assez bien articulé et complémentaire avec celui du livre d’Axelle Brodiez-Dolino Notre part de solidarité. Pour une réflexion plus globale et contemporaine, on pourra se référer au livre coordonné par Jan Breman Jan, Kevan Harris, Ching Kwan Lee et Marcel van der Linden Marcel, The Social Question in the Twenty-First Century: A Global View.
